La cache du homard, 1

Je suis impudique, c’est entendu, mais l’impudique le plus bavard d’entre nous garde des immensités de mots non prononcés, de phrases pas dites, de pensées jamais formulées. Pas par goût du secret ou par retenue, parce qu’il est impossible de tout dire : nous sommes infinis et indicibles et je ne suis même plus si bavarde. La vie m’a roulée, back and forth, comme un caillou devenu galet, les premiers morceaux partent douloureusement, fendus par un grand choc, et puis le temps aidant, le travail se fait plus tranquillement.

Je crois parfois que je suis très malade, je fais le compte de mes symptômes pour les présenter à un médecin que je n’appelle pas. C’est étrange un peu d’être devenue silencieuse, parce que j’ai toujours associé le silence et l’isolement. Peut-être que je suis très triste et que je ne le sais pas, peut-être seulement suis-je devenue lentement quelqu’un d’autre, depuis 17 ans que j’avais 17 ans, ce sont sans doute des choses qui arrivent. J’ai un compte Facebook pour suivre les gens que j’aime de loin et aux heures amères, je fais le tour de ceux que j’ai détestés ou admirés et perdus de vue et je les soupçonne de prétendre être heureux, être équilibrés, je leur en veux de sourire sur les photos. Aussi je passe des heures sur des sites de décoration, ou de mode, sans acheter, juste pour voir ces vies parfaites et parfaitement fausses, sans doute. Je développe une tendresse certaine pour la beauté et la fragilité du renard, prince absolument misérable qui mangera sans doute nos poules cet été. Je n’en veux à personne de son bonheur mais je me tiens loin de celui de certains, très aimés pourtant. Trop fragile, plus assez généreuse, je ne sais.

Cela passera – tout passe, oui. Fugacement, le petit fantôme, le fantôme de son fantôme, se tient toujours, un tout petit peu, entre le monde et moi.