Je viens de lire Lettres à l’ado que j’ai été, acheté pour le CDI, ouvrage collectif initié par Jack Parker et édité chez Flammarion. 28 personnalités écrivent à leur moi du passé, 25 font allusion à Retour vers le futur, c’est globalement optimiste et bienveillant. (Collègues, c’est un bon bouquin pour les CDI des collèges et lycées).
Je me suis imaginé me prêter à l’exercice et …
Chère Minka,
Je t’écris d’un futur qui ne peut exister que si tu ne le connais pas. Si tu pouvais vraiment recevoir cette lettre, tu te transformerais en cendre à sa lecture. Plus prosaïquement, tu irais dans le cabinet de notre père, puisqu’à ton époque il existe encore, au rez-de-chaussée de la maison, et dans l’armoire tu choisirais pour la deuxième fois les médicaments que tu vas ingurgiter, et cette fois tu ferais attention à ce qu’ils soient efficaces, au lieu de jouer à la roulette russe. La première fois (la seule fois, dans notre vie commune, à ce jour), tu avais pioché au hasard des boîtes de ce qui s’était révélé être des anxiolytiques et des coupe faim, tu avais eu mal au ventre toute la nuit et le lendemain, et n’en avais parlé qu’à tes amis du collège, qui n’avaient rien dit. Tu n’avais pas fait de malaise, aucun adulte n’avait su.
Et pourtant, le pire et le meilleur sont à venir. Je ne peux pas te dire que ça vaut le coût, croire qu’on peut faire le bilan de sa vie est une idée de comptable, mais aujourd’hui, à 36 ans, tu es heureuse, et depuis longtemps. Tu aimes N., tu en es aimée. Ce n’est pas la première fois de ta vie, mais ça la première fois où cela vous fait du bien à tous les deux, où cela vous porte. Ça dure depuis 12 ans, nous avons deux enfants ensemble, qui te rendent chèvre et folle de joie. Tu as écrit deux romans, un album pour enfants et un recueil de nouvelles, et absolument rien publié, mais tu ne te décourages pas. Il n’y a que quatre ans que tu écris, après tout.
J’aimerais m’arrêter là, mais ce serait mentir, bien que par omission. Deux des personnes les plus ancrées dans ton cœur vont se donner la mort dans les prochaines années. L’une d’elles est ton père, l’autre, ton premier amour. Tu le rencontreras dans deux ans, vous vous aimerez sept ans. Ce sera une relation difficile, obscure. Il y aura toujours de l’amour, et vous rirez aussi, mais ce sera un rire sombre, un rire de désespoir. Nous ne nous sommes jamais souhaité de mal mais je crois que nous nous en sommes beaucoup fait. Encore aujourd’hui, je n’en suis pas sûre. Peut-être qu’au contraire, sans notre histoire, il aurait voulu mourir plus tôt.
Tu survivras à cela aussi. Honnêtement, je ne sais pas comment. N. est déjà là, et tu l’aimes toujours, mais pendant quelques mois cela semble presque sans poids. Même l’amitié (des amitiés qui durent encore aujourd’hui) n’est que d’un secours superficiel. Tu te dis juste que tu ne peux pas en rajouter. Tu souffres, mais tu ne veux pas accroître le fardeau des autres, alors tu restes. C’est presque une décision que tu as prise. La beauté du monde est insignifiante, et pourtant cruciale. Tu ne la perds jamais de vue. Tu t’accroches aux pâquerettes, aux nuages. Ça ne contrebalance rien, cela existe.
Et petit à petit, ta vie reprend un sens. « Infiniment lentement », comme dans la chanson, mais c’est l’inverse : ton corps revient dans le corps du monde. Même aujourd’hui, personne ne sait à quel point tu n’as existé que pour souffrir et survivre quand même, pendant un an. Mais tu es irriguée de nouveau. Et cela va grandir. Il y aura d’autres batailles, mais même la plus dure d’entre elles ne sera rien par rapport à ça.
Tu sais aujourd’hui que tu aimes et que tu es aimée. Et si cela devait s’arrêter, tu as appris que tu aimes la vie, sa fragilité et sa résistance. Les pâquerettes et le vent.
Si je pouvais t’envoyer cette lettre, je ne le ferais pas. Mais j’aimerais pouvoir te dire : le plus beau est à venir, ça vaut le coup d’être là pour le vivre. (Et commence à écrire, puisque tu en rêves depuis toujours, banane. Personne ne peut le faire pour toi.)